"Tourisme de la dernière chance : un paradoxe ?" Retour sur Entre midi & science (14/12/2021)

Publié par Claire Tantin, le 11 janvier 2022   1.3k

Vous êtes curieux des sciences ? Désireux de comprendre les sujets de société et leurs enjeux ? Une fois par mois, à la Galerie Eurêka, venez rencontrer des spécialistes, poser vos questions et débattre avec eux autour d’un café lors des rendez-vous « Entre midi & science ».

Si vous n’avez pas assisté au dernier rendez-vous du mardi 14 décembre, « Tourisme de la dernière chance : un paradoxe ? », ce résumé vous en donnera un aperçu !

Pour échanger sur ce thème, Emmanuel Salim, chercheur en géographie du tourisme au laboratoire EDYTEM (Environnement, Dynamiques et Territoires de Montagne) à l’Université Savoie Mont Blanc était l'invité de cette rencontre. Ce café-débat a été programmé dans le cadre de la « Journée internationale de la montagne » dont le thème 2021 est le tourisme durable en montagne.

A partir de sa thèse portant sur la manière dont les grands sites glaciaires sont impactés par le réchauffement climatique, Emmanuel Salim va développer dans ce café-débat le concept de            « Tourisme de la dernière chance » et comment la visite de ces lieux modifie le comportement des visiteurs face au réchauffement climatique.

Qu’est-ce que le « tourisme de la dernière chance » ?

« Le Tourisme de la dernière chance » (TDC) est défini par Lemelin comme « une forme de tourisme qui consiste à voir un élément, le plus souvent naturel, dans l’idée de le voir avant qu’il ne disparaisse». En 2010, le monde académique s’empare de cette idée et développe plusieurs concepts : le TDC s’imposera pour désigner ce phénomène. Ce type de tourisme, où l’on pourrait aller voir certains éléments avant qu’ils ne disparaissent, est évoqué pour la première fois dans un livre de Douglas Adams dans les années 1980. Après ce constat dans les livres, les agences touristiques s’emparent de ce concept et proposent d’aller voir des sites avant leur disparition.

Ce type de tourisme n’existait pas dans la littérature scientifique jusqu’en 2005 environ et ce n’est qu’après cette date que l’on voit ce concept apparaitre dans les écrits.

Quel lien y a-t-il entre le tourisme de la dernière chance et le « dark tourism » ? Le tourisme noir, appelé aussi tourisme macabre, est une forme controversée de tourisme qui consiste à organiser la visite payante de lieux étroitement associés à la mort, à la souffrance ou à des catastrophes : Birkenau, Tchernobyl par exemple. Le tourisme de la dernière chance concerne plus spécifiquement des éléments naturels en voie de disparition.

Quels lieux pour le tourisme de la dernière chance ?

Le premier lieu à avoir été investi par le tourisme de la dernière chance est la ville de Churchill dans la province du Manitoba au Canada. Cette ville se trouve dans un climat subarctique et son économie évolue fortement ces dernières décennies, en lien avec la modification du climat. Autrefois dépendante du commerce de la fourrure, elle devient la « capitale des ours polaires », l’endroit pour observer -tant qu’il en est encore temps- des ours polaires.

Pourquoi ? En juillet, les ours vivent sur la terre ferme, lieu où l’on peut les observer facilement avant qu’ils ne retournent sur la banquise de la baie d’Hudson, leur lieu de chasse, lorsque celle-ci se reforme. Les ours polaires sont donc menacés par le réchauffement climatique, car la banquise est de moins en moins importante et présente moins longtemps. Même si la taille de la population d’ours est stable actuellement, une baisse de leur état de santé est nettement observée.

D’autres lieux sont aussi des destinations pour le tourisme de la dernière chance comme la grande barrière de corail ou les glaciers alpins comme la Mer de glace.

Pourquoi est-ce un paradoxe ?

Le paradoxe provient de plusieurs raisons :

  • Le fait de voir des éléments menacés par le réchauffement climatique et se déplacer en avion pour les observer, aggrave la situation.
  • Plus les visiteurs sont conscients du réchauffement climatique et plus ils ont une forte motivation pour venir sur les lieux observer la situation.

Deux études ont été menées à Churchill en 2005 et en 2018 :

  • Mesure de l’empreinte carbone à cause de ce type de tourisme.
  • Mesure de la perception des visiteurs par rapport à l’environnement

Les personnes sont prêtes à changer beaucoup de choses dans leurs habitudes mais ne veulent pas toucher au tourisme !

Les conclusions de ces études montrent plusieurs points :

  • les profils des visiteurs restent similaires sur les deux études.
  • On observe une baisse des émissions de gaz à effet de serre / visiteur (car les avions sont désormais plus économes en kérosène). Cependant, le nombre de visiteurs augmentant, l’empreinte carbone globale augmente.
  • La perception de l’environnement est relativement stable mais les touristes ayant changé leur mode de vie est en augmentation de 9 %.
  • Malgré la perception du réchauffement climatique, la conscience que leur propre voyage ait un impact sur le réchauffement climatique est assez faible.

En conclusion, le tourisme est un point de blocage. Les personnes sont prêtes à changer beaucoup de choses dans leurs habitudes mais ne veulent pas toucher au tourisme !

Le cas alpin

Dans les Alpes, les glaciers reculent fortement, il y a une accélération du retrait glaciaire. En réalisant une modélisation de l’évolution de la Mer de Glace dans les prochaines années, le front du glacier devrait reculer de 4 à 9 km !

Des enquêtes ont été menées portant sur trois points :

Quelle est la motivation des visiteurs à venir voir les glaciers, quelle est leur perception du réchauffement climatique et quelle influence le retrait du glacier a-t-il sur leurs comportements ?

  • Quelle est leur motivation ?

Cinq grandes motivations ont pu être identifiées : voir l’environnement, faire du tourisme de la dernière chance, apprendre de nouvelles connaissances, profiter de la tranquillité de ces lieux et parler de son voyage.

Plusieurs profils de visiteurs ont été identifiés lors de l’enquête : les traditionnels (17%) ayant une perception faible du réchauffement climatique, les opportunistes (30%) présents par hasard, les climatiques (27%) qui viennent régulièrement et ayant une motivation et une perception forte du réchauffement climatique et les touristes de la dernière chance (26%) qui viennent pour la première fois, mais avec une motivation et une perception très forte du réchauffement climatique.

L’enquête a permis de voir une relation entre la perception forte du réchauffement climatique (RC) et le fait de venir voir le glacier avant qu’il ne disparaisse. Plus les visiteurs sont conscients du RC et plus leur motivation à venir est forte. Cela crée une dissonance cognitive.

La motivation à « voir les glaciers avant leur disparition » a quatre dimensions :

Voir pour en faire le constat/ L’urgence / Comprendre les phénomènes en œuvre pour concrétiser le concept abstrait du réchauffement climatique / Pouvoir témoigner, transmettre aux générations futures et à leurs enfants.

  • Que voient les visiteurs quand ils arrivent sur le site ?

Le paysage est vu comme positif (les sommets, la neige) et comme négatif (les débris sur le glacier, les moraines, le retrait glaciaire). L’insatisfaction liée au paysage est faible (3%). Plus la motivation à venir est forte, plus la satisfaction l’est aussi. Cependant, plus on pratique une activité de montagne régulière, moins on est satisfait par le paysage et celle-ci est liée à la vitesse de retrait du glacier.

  • Quels éléments influencent l’intention d’agir pour le climat ?

Les éléments qui influencent de façon positive l’action sont le tourisme de la dernière chance, l’attachement au lieu, le paysage et celui qui a un effet négatif : le techno-optimisme.

  • Les glaciers sont perçus comme des « espèces en voie de disparition » par les visiteurs
  • Le paysage reflète les conséquences du réchauffement climatique
  • Cela influence positivement sur l’intention d’agir

En guise de conclusion : Et après ? Quel rôle pour le tourisme de la dernière chance ?

Le TDC a un rôle à jouer s’il se transforme en un « tourisme réflexif » qui vise à questionner le visiteur sur ses comportements.

Pour le tourisme de la dernière chance, les glaciers sont des marqueurs du RC, cela permet d’observer des éléments sur les processus en cours.

Le tourisme réflexif doit avoir un rôle d’information sur le rôle des humains et du temps dans les processus du réchauffement climatique et doit permettre de mettre en évidence les barrières psychologiques à l’action.